Cet article fait suite à l’article « Instinct maternel : mythe ou réalité ? (partie 1) » et s’inscrit dans une série d’articles visant à traiter les origines de la notion d’instinct maternel et ce qu’elle implique au niveau des inégalités de genre, ainsi qu’au niveau de la pression sociale sur les mères et les pères également. J’essaierai ensuite de voir quelles sont les éventuelles alternatives pour favoriser le bien-être des mamans et de leurs enfants, car le lien précoce parent-enfant est absolument primordial dans le bon développement des bébés.
Les deux parents ne sont pas égaux face à l’expérience de la naissance
Nous avons déjà établi, dans le précédent article, que non seulement l‘instinct maternel n’existait pas en tant que tel, mais qu’il se traduisait par une alchimie entre la biologie et les facteurs environnementaux pour faciliter la création du lien d’attachement parent-enfant, indépendamment du genre du parent (les pères sont autant concernés que les mères par ce phénomène).
Du fait de la grossesse et du temps que la mère passe avec son enfant durant le congé maternité, elle a plus de chance de développer ce lien plus rapidement que le papa. Mais il faut tout de même se rappeler que c’est aussi en partie à cause du schéma social qui, pour le moment, empêche souvent le père de prendre son rôle à part égale dès la naissance.
Une pression sociale omniprésente
Cette inégalité, appuyée par les nouveaux rôles sociaux définis depuis l’industrialisation au 19e siècle, s’est ancrée dans nos inconscients puisque nous baignons dedans. Il ne s’agit pas de chercher un coupable, mais simplement de constater qu’il est difficile de s’extraire du contexte dans lequel nous sommes éduqués et dans lequel nous vivons au quotidien. Quand bien même nous prenons conscience des attentes démesurées qui pèsent sur les mères, il reste difficile de vivre autrement du fait des contraintes économiques et politiques mises en œuvre.
Par exemple, une grande partie des papas ne font pas appel au congé paternité (qui a le mérite d’exister), pour protéger leur carrière, car c’est encore très mal vu par les employeurs. Selon une étude de la DREES, 71% des papas ont pris leur congé paternité en 2021 : certains voudront vous faire croire que c’est une bonne nouvelle… Mais 100% des mamans prennent leur congé maternité, et 29% d’entre elles se retrouvent seules, avec un ou plusieurs enfants. Au nom de ces 29% de mamans, nous ne pouvons pas nous satisfaire de ce taux. Même s’il est meilleur que les 68% en 2013, l’évolution reste lente quand on connaît les statistiques de mal être maternel (20% de dépression post-partum dans la 1ere année suivant la naissance selon l’enquête nationale périnatale de 2021).
D’un autre côté, l’image de la mère au foyer est extrêmement péjorative et pénalise de façon paradoxale ces mamans qui choisissent de rester chez elles pour prendre soin de leurs enfants. Quant aux pères au foyer, n’en parlons pas c’est encore pire. Pourtant, on nous exorte dans le même temps à passer plus de temps avec nos enfants pour leur bien-être. L’OMS recommande six mois d’allaitement exclusif. Dans quel univers pensez-vous que cela soit possible lorsqu’on a 10 semaines de congé maternité et que l’allaitement demande à la maman un environnement serein et calme ? (la production de lait est directement influencée par l’état mental de la maman)
Les mamans qui ont, comme moi, tenté le tirage de lait au travail vous expliqueront que c’est un parcours du combattant. Quand l’employeur (pourtant légalement obligé) vous accorde votre lieux attitré pour tirer du lait, il faut encore trouver le temps de le faire (ce temps n’est pas rémunéré) et le matériel pour le tirer et le conserver (on m’avait indiqué de ne pas utiliser certains frigos pour éviter de « choquer » mes collègues… je doute d’être un cas isolé).
Bref, beaucoup d’injonctions contradictoires, et très peu de moyens pour aider les parents à y répondre.
Une pression économique étouffante
Même si on voudrait croire que nous avons le libre arbitre et qu’on pouvait s’abstraire des pressions sociales, il est tout de même naïf de penser qu’on peut s’abstraire des contraintes économiques (gagner un salaire pour pouvoir vivre décemment et prendre soin d’une famille).
Si la charge financière repose maintenant sur les deux parents depuis l’effondrement du modèle industriel lié à la baisse du pouvoir d’achat et à la libéralisation de l’économie, mais aussi à l’émancipation partielle de la femme (nous y reviendrons), les rôles parentaux dans la vie intime n’ont presque pas évolué.
On se retrouve donc avec des situations très inégales entre les deux parents.
Selon l’Insee, en 2022 28,8% des femmes ont des diplômes Bac+3 contre 25,3% des hommes. Pourtant, si l’on prend la catégorie des cadres, l’écart de salaire moyen est toujours de 16,3% entre les hommes et les femmes. Il est donc préférable que l’homme prenne le moins de congé possible. Ajoutons à cela la différence entre le congé paternité de 28j et le congé maternité de 10 semaines minimum après l’accouchement en France. Il est évident qu’à moins d’en avoir les moyens financiers, il est extrêmement difficile pour le père de prendre un rôle équivalent à celui de la mère, quand bien même il le souhaiterait. On peut évoquer le congé parental, qui peut être partagé entre les parents, mais vu sa rémunération symbolique, cela reste à nouveau un luxe.
Et je ne parle même pas du cas des familles monoparentales, dans lequel toutes ces difficultés sont décuplées.
Je pourrais en outre ajouter les contraintes financières liées à la garde des enfants pour pouvoir reprendre une activité salariée, et qui nécessitent souvent que les parents fassent des heures supplémentaires pour payer un service qui, du coup, leur coûte plus cher. C’est un cercle vicieux.
Et l’instinct maternel dans tout ça ?
Évidemment, je dis ça avec un petit peu d’ironie puisqu’on sait maintenant que l’instinct maternel relève plus d’un fantasme que d’une réalité. Mais pour autant, ce fantasme sert encore aujourd’hui à justifier les inégalités que l’on vient de citer.
Grâce à l’instinct maternel, c’est « normal » que la maman passe plus de temps que le père auprès de l’enfant. C’est « normal » qu’elle prenne soin de l’enfant tandis que le père assure la subsistance du foyer, même si aujourd’hui un seul salaire suffit rarement à assurer un quotidien serein pour la plupart des foyers moyens. D’ailleurs, c’est pour cela que les mamans retournent travailler très vite, au détriment de leur « rôle maternel ».
Si on ajoute à cela toutes les injonctions nouvelles autour de la maternité proximale ou bienveillante, vous avez la recette parfaite pour une culpabilité en béton armé, assise sur les seules épaules de la maman. Merci, mais non merci !
Toutes mamans, toutes différentes
Ultime injustice, derrière toutes ces injonctions adressées à la mère, on ne lui laisse pas le choix : « ton enfant tu aimeras, et une bonne mère dévouée tu seras ».
Comme évoqué dans le précédent article, le fait que la biologie donne un coup de pouce à la création du lien d’attachement entre la mère et son enfant n’en fait pas une évidence. Selon les circonstances, l’accompagnement dont elle bénéficie (ou non), son environnement familial, économique, son éducation, ses valeurs, son état mental, sa fatigue, et j’en passe, le lien peut mettre du temps à se construire et à s’épanouir. Car la relation entre la mère et l’enfant est comme toute relation : elle se construit entre deux individus, elle est le fruit d’une rencontre qui nécessite d’être disponible et de prendre le temps.
Or, pour tout un tas de raisons parfaitement normales, parfois, la maman n’est pas disponible.
Ma rencontre avec mon fils
Je vais prendre mon propre exemple. C’est assez difficile encore aujourd’hui pour moi d’en parler, parce que j’en ai conçu une grande honte et une culpabilité dont j’ai encore aujourd’hui du mal à me défaire, même si je sais qu’elle n’a pas lieu d’être.
Après la naissance de mon bébé, que j’ai attendu pendant tellement d’années que j’ai arrêté de compter, j’ai mis trois jours à le regarder dans les yeux. Ça ne veut pas dire que je ne l’aimais pas : je l’ai aimé à la folie dès le début, c’était mon rêve, mon souhait, je l’ai désiré plus que je ne saurais l’exprimer. Mais pendant trois jours, j’ai dû digérer une césarienne que je n’avais pas voulu.
Avec elle, j’ai expérimenté des douleurs que je n’avais pas prévues et pour lesquelles je n’étais pas préparée. Puis est venu l’angoisse de bien faire : on m’avait dit de poser mon fils dans son berceau pour ne pas tirer sur ma cicatrice. Donc en bonne élève, j’ai obéi. Après chaque tétée, je le reposais. Au début ça allait, mais avec la montée de lait et la nuit de la java (je vous en reparlerai, vous verrez c’est beaucoup trop fun!), toutes les heures je prenais mon fils, et je le reposais.
On m’a demandé de noter toutes les tétées sur un papier avec un stylo. Je peine à décrire le bordel que c’était de me lever avec mes douleurs et mon interdiction de marcher dans les 1eres heures pour prendre ces fichues notes.
On m’a demandé de prendre des notes aussi de mes symptômes. Je devais prendre des médicaments à heures fixes mais pas les mêmes heures pour chacun. Je devais aussi faire attention aux horaires des repas parce que quand le plateau arrive, le temps est compté pour le manger sinon il repart avec les restes (le nombre de fois où j’ai dû réclamer qu’on me le laisse!)
J’étais absolument abrutie par toutes les choses qui me tombaient dessus. Et par dessus tout, je voulais que mon fils aille bien, je voulais être une mère parfaite. Je me concentrais sur les soins, les couches, les bains, la couleur des selles…
Et puis, au troisième jour, une autre maman est arrivée dans ma chambre avec son bébé tout neuf. Elle était adorable et nous nous sommes très bien entendu, par chance. Je l’ai vue tenir ce bébé contre elle et le laisser s’endormir sur elle. Elle ne le remettait pas systématiquement dans son berceau. Elle prenait le temps, ce temps qui semblait me filer entre les mains à force de vouloir trop bien faire.
J’ai pris mon fils avec moi, pendant qu’il dormait. Il s’est un peu agité puis a soupiré d’aise et s’est rendormi en se blottissant contre moi. Et j’ai pleuré. Ce jour-là, quand il a ouvert les yeux, j’étais là et on s’est vus. Je l’ai vraiment regardé pour la première fois. Au bout de trois jours.
Aujourd’hui encore, j’ai le cœur crevé de penser que mon fils, qui avait besoin de moi, a été si seul pendant ces trois jours. Bien sûr, je l’ai nourri, nettoyé, changé etc. Mais je n’étais pas là, pas avec lui. Mon esprit et mon attention étaient dispersés dans un millier d’autres choses que lui. Et la seule chose qui est sûre, c’est que j’ai fait de mon mieux.
Loin d’être une évidence, devenir mère c’est difficile
Mon histoire est loin d’être exceptionnelle. Elle n’est même pas la pire, loin de là. Certaines mamans mettent des semaines, des mois à parvenir à créer cette rencontre. Est-ce qu’elles sont de mauvaises mères pour autant ? Certainement pas !
Devenir mère, contrairement à ce que l’idée d’instinct maternel veut nous faire croire, ce n’est pas un truc automatique qui se produit qu’on le veuille ou non dès le départ. C’est un voyage, une transformation qui prend des semaines et des mois, parfois même des années.
La célèbre sage-femme Anna Roy dit que le post-partum dure trois ans. Trois ans pendant lesquelles la maman digère petit à petit sa maternité et sa matrescence, cette transformation de l’être à la fois physique et mentale, si profonde, si totale et pourtant si peu connue.
Une fois encore, ces attentes ridiculement irréalistes qui reposent sur les mères sont à la fois injustes et toxiques. Elles créent un idéal impossible à atteindre, et qui provoque un sentiment d’insuffisance et de culpabilité chez des mamans pourtant parfaitement capables et investies. Des mamans parfaitement normales. Des femmes, qui traversent une tempête avec un aplomb admirable, et à qui on répond « les femmes accouchent depuis la nuit des temps, alors n’en fait pas tout un plat », « moi j’ai eu cinq enfants et j’en suis pas morte », « moi de mon temps, on faisait pas comme ça et j’en ai pas fait des caisses ».
Et pourquoi pas ? On mérite au moins cette liberté-là.
Parce que le fait qu’une femme ait eu une belle expérience de sa maternité (et franchement on est toutes vraiment heureuses pour ces femmes là ! On vous aime!) n’empêche pas une autre femme d’être légitime dans son expérience si elle est différente, difficile ou non.
Le fait qu’avant c’était différent, c’était aussi tout un contexte social et économique différent. Le nier, c’est faire preuve d’une mauvaise foi contre laquelle je refuse d’aller me battre.
Je terminerai par un message que j’adresse à toutes les mères qui me lisent : nous sommes toutes mamans, nous sommes toutes légitimes dans nos expériences, nous faisons toutes parties de la même sororité quelle que soit l’expérience que nous avons eue. Si votre expérience a été belle, votre joie est aussi la mienne. Si votre expérience a été difficile, votre douleur est aussi la mienne.
Plus que tout, nous devons prendre soin des mamans, nous devons faire preuve de bienveillance entre nous, parce que la société, les politiques et notre propre corps se chargent bien déjà de nous mettre des bâtons dans les roues.
S’il y a une seule chose que j’espère que vous retiendrez de cet article, c’est cela : soyons bienveillantes les unes envers les autres, car les douleurs et les joies des unes ne rendent pas moins valides les douleurs et les joies des autres. Vous êtes une bonne maman, parce que vous êtes la meilleure maman pour vos enfants, quelles que soient vos circonstances, parce que je sais, nous savons toutes, que vous faites de votre mieux.
Dans le prochain article, nous évoquerons ensemble les pistes et alternatives pour palier au mythe de l’instinct maternel et mieux prendre soin des mamans et de leurs enfants.