Points Clés

L’instinct maternel : mythe ou réalité ? (1ere partie)

Si vous avez lu mon précédent article présentant le défi, vous êtes peut-être tombé sur ma remise en question plutôt sévère de l’instinct maternel. Pourquoi ?

Le sujet est vaste et passionnant, et je souhaite le traiter correctement. Il fera donc l’objet de plusieurs articles que je vous invite à lire dans l’ordre 😉

Dans cette série d’articles, nous allons voir d’où vient la notion d’instinct maternel et ce qu’elle implique au niveau des inégalités de genre, ainsi qu’au niveau de la pression sociale sur les mères et les pères également. J’essaierai ensuite de voir quelles sont les éventuelles alternatives pour favoriser le bien-être des mamans et de leurs enfants, car le lien précoce parent-enfant est absolument primordial dans le bon développement des bébés.

L’instinct maternel, c’est quoi ?

On entend par instinct maternel une forme d’attention et de connaissance innée de l’enfant par sa mère : la maman est naturellement compétente pour prendre soin de l’enfant, c’est comme ça. Quand on devient maman, on télécharge le mode d’emploi gratuitement directement dans notre tête. Et pouf ! Nous voilà officiellement maman. Et il est évident qu’une maman SAIT. Sinon c’est une mauvaise mère.

D’ailleurs, cette théorie s’appuie sur le fait que les femmes veulent des enfants (oui, l’instinct maternel ça commence déjà avant d’être maman) et que la survie de l’espèce repose sur cet instinct qui les poussent à enfanter.

Je sais que vous entendez mes dents grincer jusque chez vous. Mais au delà de mon opinion personnelle, je veux aujourd’hui vous apporter des éléments qui vous permettront de vous forger votre propre opinion et de faire vos propres recherches si le sujet vous intéresse. D’accord ? C’est parti !

« C’est l’histoiiiiiiiiiiiiire de la viiiiiiiiiiiiie ! »

(vous allez vous y faire, promis)

Certains prétendent que ce concept est inscrit dans l’espèce humaine, puisque l’homme était un chasseur et la femme s’occupait du foyer et des enfants dès la préhistoire. Sauf que la préhistoire a été inventée comme science au 19e siècle dans une société particulièrement paternaliste. Et oui, notre histoire est aussi le reflet de ceux qui l’écrivent, comme l’analyse la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, dans son ouvrage « L’homme préhistorique est aussi une femme » (Points, 2022). Comme dans beaucoup d’autres domaines de l’époque, l’invisibilisation des femmes et la mise en avant d’un modèle patriarcal était la norme. Et comme beaucoup de sciences, elle continue à évoluer au fil des époques et des découvertes qui y sont liées.

Il a été établi entre temps qu’il n’y avait pas de dimorphisme (différence de morphologie) entre les hommes et les femmes préhistoriques pour appuyer la thèse de l’homme chasseur / femme au foyer. Il semble donc que l’idée de l’instinct maternel soit née avant la théorisation de ce qu’était la préhistoire, et non pas l’inverse. Étonnant, non ?

L’histoire du concept d’instinct maternel

La notion d’instinct maternel, qui semble aujourd’hui évidente et « naturelle », est pourtant extrêmement récente dans l’histoire de la civilisation humaine. Au Moyen-âge, par exemple, cette notion n’existait pas du tout : les femmes prenaient certes soin des enfants, mais elles avaient l’injonction de ne surtout pas s’attacher à eux, notamment en raison d’un risque de mortalité infantile élevé. Les femmes les plus aisées confiaient d’ailleurs leurs enfants à des nourrices, et ne s’en occupaient pas directement. La fonction de la mère était partagée entre plusieurs personnes de références pour différents domaines : l’alimentation (mère ou nourrice), l’éducation (père, mère ou tuteur), la formation professionnelle (maître ou mentor) etc.

Il faut se rappeler qu’au Moyen-âge, contrairement à ce que les écrivains de la Renaissance ont transmis, les femmes avaient bien plus de droits et de pouvoirs que dans les périodes qui ont suivi : elles travaillaient, pouvaient être artisans voire même maître de corporation. Elles avaient un vrai rôle social et économique indépendamment de leur statut de mère. Cela changera ensuite radicalement avec la modification de l’idéologie autour de la maternité.

© Illustration du manuscrit de « La cité des Dames » (1405) de Christine de Pisan.
© BNF/WIKIMEDIA COMMONS

Dans son ouvrage « L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime » (1960), Philippe Ariès identifiait le changement du rapport à l’enfant entre le 18e et 19e siècle, sous l’égide de penseurs comme Rousseau. C’est à ce moment-là que l‘enfant cesse d’être vu comme un adulte miniature pour être considéré comme un être à part entière avec ses propres spécificités. Rousseau (qui avait abandonné ses propres enfants) affirmait d’ailleurs dans son traité sur l’éducation « Emile, ou de l’Education » (1762) que l’éducation et les soins de l’enfant devaient être pris en charge par la mère. J’aimerais croire que c’était pour le bien des enfants, mais hélas, la suite de l’histoire ne va pas dans ce sens puisqu’il faudra attendre la fin du 20ieme siècle pour que l’on s’intéresse réellement aux enfants eux-même (il a fallu attendre 1980 pour qu’on admette que les nourrissons ressentent la douleur (1), par exemple).

Plusieurs théories explorent la possibilité que la notion d’instinct maternel aient été mise en avant pour des raisons politiques et économiques. C’est par exemple ce qu’analyse Manuella Spinelli (maître de conférences à l’Université Rennes 2, spécialiste des études de genres). Elle explique que lors de la révolution industrielle, les femmes et les hommes (et les enfants…) ont commencé à travailler plus longtemps et plus loin de leur foyer, car il fallait aller à la ville pour trouver ces nouveaux emplois. Dans un environnement de travail difficile (horaires terribles, salaires très bas, rythme de vie extrême pour absolument tous les membres de la famille), les politiques ont choisi de mettre en avant le rôle de la femme au foyer pour apaiser les esprits.

Manuel de sciences pour filles utilisé dans les années 1950-1960. Photo DR

Ainsi, en augmentant la paye des hommes et en incitant les femmes à rester chez elles pour prendre soin des enfants et du foyer, on diminuait le risque de révolte sociale.

C’est à ce moment qu’on commence à mettre de plus en plus en avant le lien qui se crée entre la mère et l’enfant. Et on commence aussi à utiliser cet argument de ce lien pour, en quelque sorte, responsabiliser les mères en leur disant qu’elles étaient les seules qui savaient prendre soin des enfants, qui pouvaient savoir ce qui était le mieux pour eux. C’est aussi à ce moment qu’on commence, et de façon plus nette, précise et répandue, à parler de l’amour maternel.

Manuella Spinelli

La théorie de la construction sociale du rôle de la femme et de la mère a aussi été soutenue par Simone de Beauvoir.

Cependant, elle a été nuancée par des chercheurs comme l’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy, pour qui le « sentiment maternel est une réalité ».

L’instinct maternel, pas si virtuel que ça ?

En effet, les recherches ont prouvé que dès la grossesse et après l’accouchement, le corps de la maman, y compris son cerveau, change en vue de la maternité. Ces changements ont fait l’objet d’un concept très récent : la matrescence (dont on reparlera plus tard). Dans ces changements, on peut noter une forte production d’ocytocine : cette hormone, appelée aussi « l’hormone du bonheur » (car elle est aussi produite lors de rapport sexuels ou lorsqu’on ressent de l’amour ou de l’affection pour quelqu’un), a plusieurs fonctions clés dans le rapport parent-enfant. Par exemple, elle participe à la montée de lait, aux contractions de l’utérus, à l’attention et à l’attachement émotionnel de la maman pour son enfant.

Il y a donc bien une forme biologique de l’attachement maternel envers l’enfant.

MAIS ! La science a découvert que les pères aussi, s’ils passent du temps avec leurs enfants, expérimentent une production élevée d’ocytocine (2) et créent également un rapport d’attachement et d’attention envers leurs bébés. L’une des conditions, donc, de cet « instinct », c’est le fait d’être en contact avec le bébé et d’en prendre soin. Vous m’avez bien lue : c’est le fait de prendre soin de l’enfant qui crée le lien et l’attachement, et pas l’inverse, et ce quelque soit le sexe du parent ! (3)

Vous aurez peut-être noté qu’on ne parle déjà plus d’instinct, mais de changements biologiques qui accompagnent la parentalité et facilitent la création du lien d’attachement (on en reparlera) entre les parents et les enfants.

Il n’est pas impossible que le constat empirique de ce lien ait mené à la théorisation de l’instinct maternel.

Quelques nuances importantes

Il convient tout de même de nuancer un peu ces informations.

Tout d’abord, chez la maman, la production d’ocytocine commence déjà avant l’accouchement. C’est une réalité biologique liée au fait qu’elle porte l’enfant dans son corps alors que le père ne peut entrer physiquement en contact avec lui qu’après la naissance (même si certaines pratiques comme l’haptonomie visent à aider la création du lien in utero).

Ensuite, si l’on s’accorde sur l’importance des hormones dans la création de ce lien, il n’en reste pas moins qu’elles ne jouent que le rôle de facilitatrices, et non pas d’instinct : certaines mères ressentent un attachement immédiat envers leur enfant, d’autres non. Et c’est normal ! La création du lien d’attachement ne dépend pas que de la biologie, mais aussi de tout un tas de facteurs environnementaux extrêmement importants : c’est d’ailleurs pour cela qu’au Moyen-âge, à cause du risque de mortalité infantile, l’attachement était réduit à peau de chagrin.

Dès que l’on a mis en avant le lien mère-enfant, en lui donnant l’espace pour le créer (en plus de l’injonction de le créer…), il a pu se mettre en place plus facilement. Pour autant, il n’est en aucun cas automatique et le fait de ne pas ressentir d’amour inconditionnel pour son bébé dès sa naissance n’est absolument pas condamnable. Au contraire, les mères qui traversent cette étape ont besoin de compréhension et d’acceptation pour pouvoir apprivoiser le lien qu’elles tentent de construire avec leur enfant.

Dans les autres éléments, il y a évidemment la santé mentale et physique de la maman, ainsi que le soutien social dont elle bénéficie (ou pas) et la pression sociétale qu’elle ressent dans son quotidien de femme et de mère.

L’enjeu du lien mère-enfant est donc bien plus vaste et plus complexe qu’une simple idée d’instinct naturel qui donnerait automatiquement toutes les clés et les réponses à la maman dès qu’elle tient l’enfant dans ses bras (honnêtement, croyez-moi, j’aurais adoré que ce soit aussi simple !)

Dans le prochain article, nous verrons les conséquences de la notion d’instinct maternel au niveau de l’inégalité des genres et de la pression sociale subie par les mères, mais aussi par les pères.

  1. Vollmer, B. (2020). Management of chronic pain in newborn infants. Developmental Medicine & Child Neurology, 62. https://doi.org/10.1111/dmcn.14349.
  2. Feldman, R., Gordon, I., Schneiderman, I., Weisman, O., & Zagoory-Sharon, O. (2010). Natural variations in maternal and paternal care are associated with systematic changes in oxytocin following parent–infant contact. Psychoneuroendocrinology, 35, 1133-1141. https://doi.org/10.1016/j.psyneuen.2010.01.013ISTEX.
  3. Scatliffe N, Casavant S, Vittner D, Cong X. Oxytocin and early parent-infant interactions: A systematic review. Int J Nurs Sci. 2019 Sep 12;6(4):445-453. doi: 10.1016/j.ijnss.2019.09.009. PMID: 31728399; PMCID: PMC6838998.
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